C’est, on le rappelle, en transposition de textes de droit européen (les directives « recours » 89/665/CEE du 21 décembre 1989 et 92/13/CEE du 25 février 1992, modifiées par la directive 2007/66/CE du 11 décembre 2007) que des voies de droit spécifiques – le référé précontractuel et le référé contractuel – ont été instituées en droit français pour permettre aux candidats à l’attribution de contrats relevant de la commande publique de contester la méconnaissance, par l’acheteur public, des règles de publicité et de mise en concurrence applicables.
Seules quelques rares décisions de principe ont été rendues par la Cour de justice de l’Union européenne s’agissant de l’application de ces directives. La Cour avait ainsi jugé en 2013 que « dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché public, les soumissionnaires, dont l’exclusion est demandée, ont un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre des autres soumissionnaires aux fins de l’obtention du marché » (CJUE, 4 juillet 2013, Fastweb, aff. C-100/12).
Cette conclusion avait été confortée par une décision rendue en 2016, par laquelle la CJUE avait souligné, d’une part, que l’exclusion d’un soumissionnaire peut aboutir à ce que l’autre soumissionnaire obtienne directement le marché au terme de la même procédure et, d’autre part, que, dans l’hypothèse d’une exclusion des deux soumissionnaires et de l’ouverture d’une nouvelle procédure de passation de marché public, chacun des soumissionnaires pourrait y participer et, ainsi, obtenir indirectement le marché (CJUE, 5 avril 2016, PFE, aff. C-689/13). La Cour a précisé, dans cette même décision, que le nombre de participants à la procédure de passation du marché public concerné, de même que le nombre de participants ayant introduit des recours ainsi que la divergence des motifs soulevés par eux, n’étaient pas pertinents pour l’application du principe jurisprudentiel résultant de l’arrêt du 4 juillet 2013, Fastweb.
La Cour était, en l’espèce, saisie de plusieurs questions préjudicielles par le Conseil d’Etat grec.
Celles-ci tendaient à examiner la validité, au regard de la directive 92/13/CEE d’une pratique nationale en vertu de laquelle un soumissionnaire qui a été exclu d’une procédure de passation de marché public à un stade antérieur à la phase d’attribution de ce marché et dont la demande de sursis à exécution de la décision l’excluant de cette procédure a été rejetée, ne peut, faute d’intérêt à agir, invoquer, dans sa demande de sursis à exécution de la décision admettant l’offre d’un autre soumissionnaire, introduite concomitamment, des moyens sans lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue, à l’exception du moyen selon lequel la décision d’admission de cette offre viole le principe d’égalité dans l’appréciation des offres.
La Cour, dans une décision rendue le 24 mars 2021, a apporté plusieurs précisions intéressantes.
Après avoir rappelé que les procédures de recours prévues par les directives doivent permettre à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée puissent effectivement contester cette violation, la Cour a précisé que le soumissionnaire évincé peut introduire un recours contre la décision de l’entité adjudicatrice admettant l’offre d’un de ses concurrents quel que soit le stade de la procédure de passation de marché public auquel cette décision intervient, et rappelé la teneur des principes déjà dégagés par sa jurisprudence.
De manière plus novatrice, la Cour s’est prononcée sur la nature de moyens susceptibles d’être invoqués par un soumissionnaire évincé, précisant que celui-ci « est en droit de soulever tout moyen contre la décision d’admission d’un autre soumissionnaire, y compris ceux qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue » (point 41).
Dans l’attente de publication des conclusions de l’avocat général, la portée de cette décision sur la jurisprudence interne n’apparaît pas évidente. En effet, si la CJUE étend les moyens invocables à ceux qui sont sans lien avec les irrégularités qui ont fondé le rejet de l’offre du requérant, cela ne vaut que pour autant qu’il s’agisse de contester « la décision d’admission d’un autre soumissionnaire » et non pas, de manière générale, de soulever tout vice affectant la légalité de la procédure. Cette décision ne remet donc pas en cause la condition posée par les textes, tenant à ce que l’intérêt du requérant ait été lésé (ou soit susceptible de l’avoir été) par la violation alléguée.
Et l’on rappellera que le Conseil d’Etat avait déjà jugé, dans un arrêt du 27 mai 2020 (Société Clean Building, req. n° 435982) et sous l’influence de la jurisprudence européenne, que l’irrégularité de l’offre d’un candidat évincé ne le prive pas de la possibilité de faire valoir que l’offre de l’attributaire était irrégulière (notamment parce que reposant sur un prix anormalement bas), pour obtenir l’annulation de la procédure ou du contrat.
Il conviendra, néanmoins, d’être attentif à d’éventuelles évolutions dans la définition prétorienne, par les juges administratifs et civils, de l’office du juge des référés précontractuels et contractuels.
CJUE, 24 mars 2021, NAMA Symvouloi Michanikoi kai Meletites AE, aff. C-771/19