Depuis la décision Gardedieu rendue le 8 février 2007 par le Conseil d’Etat, dans sa formation d’Assemblée du contentieux (req. n° 295722), la Haute-juridiction avait ouvert, à côté du régime classique de responsabilité sans faute du fait des lois (rupture d’égalité devant les charges publiques), la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat en réparation des préjudices subis du fait d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France.
Ce dernier régime constituait un régime de responsabilité fondé sur l’idée que l’adoption d’une loi inconventionnelle, comme toute illégalité, est fautive – même si la décision du Conseil d’Etat ne le mentionnait pas expressément – et que les préjudices qu’elle peut engendrer doivent ainsi être réparés par l’Etat.
Ce régime n’avait, jusqu’à présent, pas été étendu aux préjudices causés par les effets d’une loi déclarée contraire à la Constitution, après une période pendant laquelle elle a été en vigueur.
Cela pouvait s’entendre avant l’adoption, en droit français, du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), dans la mesure où les situations étaient rares dans lesquelles une loi était déclarée inconstitutionnelle après avoir été en vigueur et donc après avoir pu occasionner des préjudices. Les prérogatives du Conseil constitutionnel étaient, en effet, limitées à un contrôle dit a priori de la constitutionnalité de la loi, qui était ainsi examinée avant sa promulgation, et seules les déclarations d’inconstitutionnalité concernant des dispositions modifiant ou complétant des dispositions existantes et qui révélaient, par ricochet, l’inconstitutionnalité originelle de ces dernières auraient pu justifier un régime de responsabilité de l’Etat.
Or, l’instauration de la QPC a permis aux sujets de droit de contester la constitutionnalité de dispositions législatives déjà en vigueur et qui ont pu, pendant toute la durée de leur application, produire des effets préjudiciables pour les administrés. Il apparaissait ainsi légitime, au même titre que le régime dégagé par la décision Gardedieu, d’envisager une possible mise en cause de l’Etat du fait des lois contraires à une norme d’une autorité supérieure. Ce sont, essentiellement, des considérations politiques qui auraient (et, peut-être, ont) pu freiner ce mouvement.
Le pas est désormais franchi, puisque l’Assemblée du contentieux a admis, dans une décision rendue le 24 décembre 2019 (Paris Eiffel Suffren, req. n° 425983) la possibilité d’engager une action en responsabilité de l’Etat du fait des dommages subis en conséquence de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution.
Le Conseil d’Etat a ainsi défini les conditions auxquelles est subordonné l’engagement de la responsabilité de l’Etat :
- les dommages subis doivent trouver leur cause directe dans l’application de la loi inconstitutionnelle ;
- la demande doit être formée dans un délai de quatre ans à la suite de la date à laquelle les dommages subis sont identifiés dans toute leur étendue, sans que la victime puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité, cette dernière limite étant de nature à relativiser sensiblement l’effet de la solution ;
- l’action n’est possible que dans les limites permises par la décision du Conseil constitutionnel, qui précise l’effet dans le temps de la déclaration d’inconstitutionnalité, et peut décider d’exclure ou de limiter les possibilités d’indemnisation
Le cas d’espèce sur lequel le Conseil d’Etat s’est prononcé portait sur des dispositions législatives relatives à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise déclarées contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel en 2013. Le Conseil d’État a considéré qu’il n’y avait pas de lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité de ces dispositions et le préjudice subi par les demandeurs, dont les prétentions indemnitaires ont, par suite, été rejetées.
CE Ass. 24 décembre 2019, Paris Eiffel Suffren, req. n° 425983