Par deux décisions rendues les 6 et 8 novembre 2019 (n° 416948 et n° 424954), le Conseil d’Etat a censuré deux refus d’abrogation de dispositions réglementaires opposés par la ministre des solidarités et de la santé dans des matières bien distinctes, sur le fondement de la libre prestation de services.
La première affaire était relative à la conformité, contestée par le médecin auteur du recours, des dispositions de l’article R. 4127-19 du code de la santé publique, prohibant « tous procédés directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale », avec l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui consacre la libre prestation de services.
La requête introduite interrogeait sur le (dés)équilibre retenu par le pouvoir réglementaire français entre plusieurs principes fondamentaux régissant le secteur médical (protection de la santé publique, principe de dignité de la profession médicale, de confraternité entre praticiens et de confiance des malades envers les médecins) et la libre prestation de services.
Il convient de souligner que, par une décision rendue en 2016 sur la même problématique (CE, 4 mai 2016, n° 383548), la Haute-juridiction avait considéré que cette interdiction, en tant qu’elle ne faisait « obstacle ni à la mise à disposition du public par [un] praticien, au-delà des indications expressément mentionnées dans le code de la santé publique telles que celles pouvant figurer dans les annuaires à destination du public ou sur les plaques présentes sur les lieux d’exercice, d’informations médicales à caractère objectif et à finalité scientifique, préventive ou pédagogique, ni à la délivrance d’informations à caractère objectif sur les modalités d’exercice, destinées à faciliter l’accès aux soins », poursuivait un objectif d’intérêt général de bonne information des patients et, par suite, de protection de la santé publique, et qu’elle n’excédait ainsi pas « ce qui est nécessaire pour (…) atteindre » lesdits objectifs. Elle avait conclu que ces dispositions n’étaient pas contraires à l’article 56 du TFUE.
Entre temps, la Cour de justice de l’Union européenne avait, par une décision du 4 mai 2016 (aff. C-339/15), estimé contraire au principe de libre prestation de services l’interdiction générale et absolue de toute publicité relative à des prestations de soins buccaux et dentaires. Eu égard à ce que des restrictions à la libre prestation de services, au même titre qu’à toute autre liberté fondamentale garantie par le traité, ne peuvent être admises « qu’à la condition qu’elles poursuivent un objectif d’intérêt général, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de celui-ci et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi » (voir, notamment, arrêt du 12 septembre 2013, Konstantinides, C-475/11), la Cour de Luxembourg avait certes estimé que les objectifs de protection de la santé publique et de protection de la dignité de la profession de dentiste (compte tenu de l’importance de la relation de confiance devant prévaloir avec le patient) pouvaient être au nombre des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier de telles restrictions. Malgré la marge d’appréciation laissée aux Etats membres pour décider « du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique », la Cour avait néanmoins jugé que tous types de messages publicitaires n’étaient pas susceptibles, en tant que tels, de produire des effets contraires aux objectifs poursuivis par cette interdiction générale et absolue et que celle-ci excédait, par conséquent, « ce qui est nécessaire pour réaliser les objectifs poursuivis ».
Le Conseil d’Etat, par sa décision du 6 novembre 2019, s’est inscrit dans le sillage de la CJUE, jugeant sobrement que le principe de libre prestation de services, tel qu’interprété par la CJUE, s’oppose « à des dispositions réglementaires qui interdisent de manière générale et absolue toute publicité, telles que celles qui figurent au second alinéa de l’article R. 4127-19 du code de la santé publique ».
Cette solution n’ouvre évidemment pas la voie à tout type de pratique publicitaire au bénéfice des professions du secteur médical, l’illégalité de l’interdiction générale et absolue n’ayant pas pour effet de priver de portée à cet égard les principes fondamentaux qui régissent l’activité médicale (dignité, confiance, confraternité, etc.).
Il appartiendra, cependant, au pouvoir réglementaire français, probablement en concertation avec les instances ordinales du secteur, de définir de manière plus nuancée les pratiques publicitaires interdites, par exemple en s’inspirant du standard qui avait été validé par la CJUE dans l’arrêt précité du 12 septembre 2013 (Konstantinides, aff. C-475/11) prohibant « les publicités pour les services médicaux dont le contenu est contraire à l’éthique professionnelle ».
La seconde affaire portait sur la validité du monopole de droit réservé aux « docteurs en médecine » par l’article 2 de l’arrêté du 6 janvier 1962 fixant la liste des actes médicaux ne pouvant être pratiqués que par des médecins ou pouvant être pratiqués également par des auxiliaires médicaux ou par des directeurs de laboratoires d’analyses médicales non-médecins, en matière d’épilation autre qu’à la pince ou à la cire. Les dispositions de l’arrêté avaient été contestées, à l’occasion d’une demande d’abrogation, en tant spécifiquement qu’elles portaient sur l’épilation au laser ou à la lumière pulsée.
Après avoir rappelé le régime des restrictions susceptibles d’être apportées à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services, la décision souligne que la protection de la santé publique est au nombre des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier de telles restrictions.
La Haute-juridiction relève, certes, qu’en l’état des connaissances scientifiques, il est établi que la pratique de l’épilation laser ou au moyen de lumière pulsée est susceptible de provoquer des effets indésirables pour la santé et qu’elle expose à des risques qui nécessitent des mesures de prévention. Elle conclut ainsi que la restriction de cette pratique « repose sur des raisons impérieuses d’intérêt général ».
Pour autant, elle estime qu’eu égard à la nature de ces risques, il n’est pas établi que « seul un médecin puisse manipuler, sans risque pour la santé, des appareils à laser ou des appareils à lumière pulsée » et que, par conséquent, des mesures moins attentatoires à la libre prestation de services peuvent garantir la réalisation de l’objectif de santé publique poursuivi par le monopole critiqué.
Orientant déjà la réflexion que devra mener le pouvoir réglementaire, le Conseil d’Etat précise que des mesures tenant, par exemple, à « l’examen préalable des personnes concernées par un médecin », « à l’accomplissement des actes par des professionnels qualifiés sous la responsabilité et la surveillance d’un médecin » pourraient être envisagées.
Il précise, enfin, que l’objectif de protection de la santé publique impose de maintenir un encadrement spécifique de ces pratiques, et enjoint aux autorités compétentes, dans un délai raisonnable, d’abroger les dispositions concernées mais également de définir un encadrement selon des modalités permettant de concilier les préoccupations de santé publique et le respect des règles du droit de l’Union européenne en matière de libre établissement et de libre prestation de services.
CE, 6 novembre 2019, M. B… A…, req. n° 416948, aux tables du recueil Lebon
CE, 8 novembre 2019, M. B… A… et SELARL Docteur B… A…, req. n° 424954, aux tables du recueil Lebon